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Adoption de solutions Smart : le pouvoir caché des émotions

Les facteurs psychologiques comme levier d’action dans vos projets Smart ?



De quelle façon certains facteurs psychologiques influencent-ils le développement de compétences nécessaires à l’acceptation de solutions dites « Smart » ? C’est à cette question que propose de répondre l’étude réalisée par des chercheurs du Smart City Institute (SCI) et du Unity Lab de l’Université d’Edimbourg (Gerli et al., 2022) en examinant les processus d’adoption de solutions durables et intelligentes en Belgique, en Italie et au Royaume Uni.

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C’est en s’intéressant plus spécifiquement au secteur de l’agriculture et du Smart Farming que cette recherche propose des conclusions sur l'adoption de solutions Smart en général et notamment dans un contexte territorial. Jessica Clément, chercheuse au SCI et co-auteure de cette étude, revient dans l’article qui suit sur les objectifs et principaux enseignements de la recherche réalisée, et propose quelques pistes de réflexions pour faciliter l’adoption de ce type de solutions dans le cadre de démarches Smart City. 

Solutions Smart : de quoi parle-t-on ?

Avant de plonger au cœur de cette étude, il convient de préciser ce que nous entendons par « solution Smart ». Dans le cadre de cette recherche, les solutions Smart, ou intelligentes, sont considérées comme un moyen de stimuler le développement économique des territoires tout en soutenant leurs objectifs climatiques. Il s’agit donc des pratiques ou systèmes innovants qui tirent parti des technologies pour relever des défis auxquels la société doit faire face. 
 
Dans la pratique, de telles solutions ont été reconnues par divers secteurs d’activité et par les territoires comme des outils permettant, entre autres, d'améliorer l'efficacité énergétique, d’optimiser les processus de production, de réduire les déchets produits ou encore d’éliminer les activités polluantes. En raison de leur promesse dans ce contexte, les solutions Smart ont été citées comme essentielles dans certaines politiques publiques telles que le Pacte Vert européen*, qui envisage une Europe neutre en carbone d'ici 2050.

* Le Pacte Vert européen s'appuie sur plusieurs mesures pour parvenir à un avenir sans carbone d'ici 2050. Quelques exemples de Smart Solutions évoquées dans le cadre de ce pacte : solutions de « mobilité intelligente », les technologies à faible émission de carbone et les technologies d'énergie renouvelable. Plus d'informations 

Les compétences numériques, le seul obstacle ?

Cependant, malgré les efforts déployés par les acteurs publics pour encourager l’adoption de ces solutions par des particuliers et des entreprises, des obstacles persistent quant à leur usage. Cette situation est souvent liée aux compétences numériques, qui sont inégalement réparties entre les pays et au sein de ceux-ci. 
 
Prenons l’exemple de l’Europe où, en Finlande et aux Pays-Bas, près de 80 % des individus disposent de compétences numériques de base ou supérieures, alors que ce chiffre descend sous la barre des 30 % en Roumanie. 
 
En Belgique, il existe également une disparité selon la région observée. En effet, en Flandre, 63% des résidents ont des compétences numériques de base ou supérieures, alors que ce chiffre est de 58 % en Wallonie (61% à Bruxelles). Les différences liées aux revenus sont encore plus significatives, puisque, dans le pays, seulement 37% des habitants appartenant à la tranche des revenus dits "inférieurs" ont des compétences de base ou supérieures, alors que ce taux est de 78 % pour la tranche de revenus dite "supérieure"*.
 
Les décideurs politiques, tant au niveau national que régional, ont donc commencé à se concentrer sur le développement des compétences numériques nécessaires à l’utilisation des solutions Smart par les usagers. Par conséquent, divers cadres et programmes ont été élaborés dans le contexte de la formation au numérique et du développement de ces capacités, en se concentrant sur des domaines tels que la maîtrise de l'information et des données, la communication et la collaboration via les outils numériques, la création de contenu numérique, la sécurité et la résolution de problèmes techniques. 
 
Toutefois, tout en reconnaissant le rôle des compétences numériques dans l'adoption de solutions Smart, nous avons, au Smart City Institute – et en partenariat avec les chercheurs du Unity Lab de l'Université d'Édimbourg – noté qu'il existe des lacunes dans l'hypothèse selon laquelle le développement des compétences, ou le fait d'acquérir des compétences numériques ou technologiques, se traduit automatiquement par l'adoption et l'utilisation de solutions Smart. 
 
Nous nous sommes donc lancés dans une étude exploratoire permettant de comprendre les freins à l'utilisation des solutions Smart mais aussi d’identifier les facteurs clés qui jouent un rôle sur l’emploi, ou non, de ces solutions.

* La tranche des revenus inférieurs correspond aux ménages qui se situent dans les 25 % des revenus les plus faibles, tandis que la tranche des revenus supérieurs correspond aux ménages qui se situent dans les 25 % des revenus les plus élevés.; Source : STATBEL.

Le Smart Farming au coeur de notre étude

Pourquoi le cas du Smart Farming ?

Afin de découvrir les facteurs potentiels qui affectent la décision de recourir ou non à des solutions intelligentes, nous avons approché la question en nous intéressant au secteur agricole, et plus spécifiquement au Smart Farming. Ce domaine associe l'agriculture classique à des solutions numériques et techniques pour optimiser la rentabilité et l’efficacité des exploitations agricoles.
 
Nous avons choisi ce secteur pour deux raisons. En premier lieu, il offre un large éventail de solutions Smart, parmi lesquelles des appareils et applications permettant l'acquisition, l'analyse et l'utilisation de données agricoles (ex. systèmes d'alimentation automatisés pour l'agriculture intensive, applications de surveillance par satellite (Balafoutis et al., 2017). Mais le Smart Farming est aussi de plus en plus pris en considération par les décideurs politiques. C’est d’ailleurs le cas en Wallonie puisqu’un projet spécifiquement dédié à la thématique est intégré à Digital Wallonia, la stratégie numérique de la Région.
 
Dans chacun des trois pays étudiés – Belgique, Italie et Royaume Uni –, nous avons ainsi interrogé des agriculteurs, des fournisseurs de connaissances et des fournisseurs d’équipements actifs dans deux types d’exploitations précis : les exploitations d’élevage et de culture. Nous avons choisi cette approche pour étudier le sujet par le biais de perspectives différentes et variées. Au total, nous avons échangé avec 29 acteurs du secteur.
 
Les résultats observés peuvent cependant mener à des réflexions plus larges concernant la gestion de la transition durable et intelligente de nos territoires. Découvrons à présent ce que démontre notre étude. 

Les principales observations

  1. Les facteurs psychologiques à la manœuvre
     
    Bien que des compétences spécialisées soient requises pour recourir à des solutions Smart, notre étude révèle qu’elles ne constituent pas le facteur le plus influent. En effet, nous avons plutôt identifié le rôle clé des facteurs psychologiques – que sont les croyances, les attitudes et les émotions – dans l'adoption, ou non, des solutions Smart. 
     
    Dans cette étude, nous introduisons plus particulièrement un nouveau concept : « the attitude to learning », que nous pouvons traduire en français par une « meilleure disposition à apprendre ». Cette caractéristique reflète :
    -  La curiosité et la propension à prendre des risques au niveau individuel 
    -  et, pour une organisation, l'ensemble de ces attitudes individuelles associées à ses membres ainsi que la culture organisationnelle à être ouverte aux nouvelles idées et connaissances.
     
    Nos interviews suggèrent que c'est ce facteur qui déclenche le processus sous-jacent à l'adoption des solutions Smart. Cela s’est notamment illustré dans les cas où les agriculteurs ont fait preuve d'une forte motivation pour expérimenter les technologies de Smart Farming. Surmonter la peur de la technologie, ou technophobie, est donc essentiel pour soutenir l’utilisation de solutions Smart.
  2. Le rôle essentiel des échanges au sein de l’écosystème
     
    Notre étude nous a par ailleurs permis de comprendre que cette disposition à apprendre était favorisée, entre autres, par l'apprentissage entre pairs et la collaboration entre différents types d'organisations (ex. les collaborations entre les agriculteurs et les fournisseurs de technologie). Les foires commerciales et agricoles sont donc apparues comme des occasions particulièrement indiquées pour les agriculteurs de se familiariser avec les solutions Smart Farming du fait qu’elles permettent une expérience directe et/ou des échanges avec les exposants et les autres participants à ces événements.
     
    Les sources formelles d'information et d'éducation sont donc cruciales, mais les sources informelles, telles que le bouche à oreille et l'observation par les pairs, peuvent, dans leur cas, susciter la confiance, et in fine l’adoption des solutions intelligentes. 
  3. La narration comme lien entre la technologie et l'agriculteur
     
    Finalement, dans l’optique de favoriser une compréhension personnelle des raisons impliquant le recours aux technologies, l’étude a mis en évidence l’importance de développer des histoires ou récits autour de l'utilisation et de l'utilité des solutions Smart. Ces récits créent des images liées à l'utilisation des technologies, en plaçant leurs avantages dans un contexte que l'agriculteur comprendra mieux. Par exemple, un récit peut être créé au sujet des avantages de certaines technologies en termes de gain de temps, démontrant ainsi la manière par laquelle un agriculteur peut passer plus de temps à développer son entreprise ou à profiter de sa famille. Cette approche peut favoriser une meilleure disposition à apprendre, augmentant ainsi potentiellement l'adoption et l'utilisation de solutions Smart dans différents contextes.

Schema -  Integration facteurs pyschologiques et competences - TAM

Figure : Intégration des facteurs psychologiques et des compétences
dans le TAM (Technology Acceptance Model), issue de Gerli et al., 2022 

Quelles conclusions pour nos territoires et leur transition Smart City ?

Lorsque les technologies ne sont pas utilisées comme une fin en soi, mais bien en tant que facilitatrices pour atteindre des objectifs de durabilité, les solutions Smart représentent des alliés de choix dans la transition Smart City des territoires. Dans le cadre des efforts mondiaux visant à lutter contre les changements climatiques et à soutenir la réalisation des objectifs de développement durable (ODD), elles peuvent même constituer une priorité pour les gouvernements à tous les niveaux territoriaux.

Cependant, comment pouvons-nous finalement appliquer les conclusions de notre étude au contexte des territoires pour soutenir leurs démarches de transition durable et intelligente ?

La confiance : son rôle clé pour lutter contre la technophobie

Tout d'abord, des études ont démontré que la technophobie aggrave la fracture numérique entre les utilisateurs et les non-utilisateurs de solutions Smart (Beştepe & Yildirim, 2022). Nous suggérons donc que les responsables politiques locaux ou régionaux s'attachent à réduire les craintes entourant l'utilisation de solutions Smart. Notre étude suggère notamment d’agir sur la confiance, car elle peut atténuer ces émotions négatives. Il peut s'agir par exemple de la mise en place d’actions permettant de répondre aux préoccupations en matière de sécurité et de respect de la vie privée qui entourent l'utilisation des solutions Smart, ou d'améliorer la transparence concernant l’usage de ces solutions.

Favoriser la collaboration et l'apprentissage entre pairs

Ensuite, nous avons identifié un nouveau facteur, caractérisé par une meilleure disposition à apprendre, qui peut soutenir les processus sous-jacents au développement des compétences pour l'adoption de solutions Smart et leur utilisation ultérieure. Pour encourager ce type d’attitude à travers les territoires, les gouvernements locaux et régionaux peuvent tirer parti de l'apprentissage entre pairs. 
 
Dans le cadre de démarches Smart City/Smart Territory, les Living Labs, composés de différents types d'organisations (publiques, privées, à but non lucratif), ainsi que de citoyens individuels, pourraient représenter une piste de réflexion. En effet, ces laboratoires ont pour objectif de promouvoir des écosystèmes collaboratifs inclusifs en impliquant les utilisateurs de solutions Smart dès le début des processus d'innovation (Nguyen et al., 2022). Ils permettent également aux citoyens de travailler ensemble sur des projets communs.

Développer des récits en tenant compte du contexte local

Enfin, nous avons également constaté, à travers nos travaux, l’importance de la narration et des récits dans le cadre de l’acceptation des stratégies Smart City. Nos recherches au SCI ont par exemple démontré que les gouvernements tiennent compte de leurs contextes locaux dans la manière dont ils interprètent le contexte de la Smart City. En Wallonie, par exemple, la Smart City a été décrite comme un moyen de passer de l'ancienne économie manufacturière à une nouvelle économie innovante caractérisée par la connaissance et le progrès. C'est dans cette optique que le concept de Smart City est dès lors expliqué et, notamment, partagé avec les entreprises, les citoyens ou d'autres parties prenantes qui contribuent à la dynamique Smart City.
 
Nous n'avons commenté que quelques solutions qui peuvent être appropriées dans le cadre de démarches de Smart City ou Smart Territory. Ces exemples montrent cependant que la prise en compte des facteurs psychologiques susceptibles de bloquer l'utilisation des solutions Smart est avant tout une question de gestion et d'organisation des territoires durables et intelligents. Par conséquent, notre étude appelle à des approches alternatives de formulation de politiques qui prennent en compte les liens entre les facteurs psychologiques et le développement des compétences dans le cadre de l'adoption de solutions Smart.
 

Pour aller plus loin - Sources et références :

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